“Nous sommes tous des vilains petits canards”
Garri Bardine est russe et le réalisateur très inspiré de nombreux films d’animation pour enfants. D’un gant de boxe et de quelques ficelles, il avait créé La Nounou. Il revient aujourd’hui avec un autre de ses talents, celui d’adapter à sa façon des contes célèbres. Après Le Chat botté, Le Loup gris et Le Petit Chaperon rouge, voici son Vilain Petit Canard.
Pourquoi avez-vous choisi d’adapter ce conte d’Hans Christian Andersen ?
Je suis saisi par le niveau d’agressivité des gens aujourd’hui. Je voulais raconter une histoire universelle sur ce sujet qui me préoccupe, une histoire qui puisse être comprise par tout le monde, quel que soit son pays d’origine. J’ai alors pensé à ce qu’un enfant endure lorsqu’il grandit, aux coups qu’il encaisse avant d’arriver à l’âge adulte. Voilà comment ce conte s’est imposé à moi. Au regard des témoignages que je reçois, je crois que j’ai eu raison.
Que voulez-vous dire ?
Quand j’ai montré le film à Moscou, trois vieilles dames sont venues me voir après la projection. Elles étaient en pleurs et m’ont dit : “C’est un film sur nous. Nous sommes les enfants d’anciens ennemis du peuple, fusillés dans les années 30”. Quand j’ai accompagné le film à Marseille, un couple m’a interpellé : “C’est un film sur nous”, m’a-t-il dit, en m’expliquant qu’ils étaient les descendants d’une famille de princes russes expulsés pendant la Révolution. Tous ont eu ce sentiment d’avoir été des vilains petits canards à une époque de leur vie.
Et vous, l’avez-vous été ?
Pas dans mon enfance, où j’ai été entouré d’amour. Mais bien sûr que je suis passé par là. Chacun a déjà été un vilain petit canard, chacun a vécu ces étapes où on n’a pas confiance en soi, où on doute de sa capacité à être aimé ou à avoir du talent. Et j’ai dû me remettre dans sa peau pour transmettre tout ce qu’il a enduré.
Quel message voulez-vous délivrer à vos spectateurs ?
Je veux qu’en sortant du film, ils n’aient plus aucune envie d’aller agresser leur voisin parce qu’il est différent d’eux. Quand des parents me racontent que leurs enfants ont pleuré pendant la séance, je suis très content qu’ils pleurent sur le malheur d’un autre, et pas sur eux-mêmes.
Vous avez pris des libertés par rapport au récit d’Andersen. Pourquoi ?
Parce que je suis un homme libre. Je n’ai même pas relu le conte avant de commencer à l’adapter !
En quoi cette adaptation est-elle différente des autres contes que vous avez déjà mis en images ?
À cause de Tchaïkovski. Une contrainte créative énorme ! En Russie, on sait à peine dire maman qu’on écoute Le Lac des cygnes ou Casse-Noisette. La difficulté principale tenait justement à dépasser les stéréotypes que nous avons tous en tête concernant les ballets de Tchaïkovski, les merveilleuses représentations du Bolchoï par exemple. Un défi très difficile à relever !
La musique de La Nounou 3 était Carmen de Bizet, cette fois c’est Tchaïkovski. Pourquoi ces choix ?
Quand je mange quelque chose de bon, j’ai envie de le partager avec d’autres. La prochaine fois, vous aurez droit à Saint-Saëns.
La conception de ce film a duré six ans. Pourquoi était-ce si long ?
Je pensais le faire en 4 ans, mais le volume de travail était énorme. Le studio Stayer, ce n’est pas Pixar et ses 2 000 employés. Nous ne sommes que 25 et nous réalisons nos films entièrement à la main.
Vous n’utilisez toujours pas d’ordinateur ?
Si, pour la comptabilité !
À qui est destiné le message politique de votre film ?
À tous ceux qui le comprennent. Si vous pensez qu’il évoque une époque révolue, vous avez tort. Le passé qu’on croyait oublié revient à grands pas.
Vous voulez dire que vous n’êtes plus libre de faire les films que vous voulez ?
Moi, j’ai toujours été libre de l’intérieur et j’ai toujours eu le courage d’accepter ma différence. Je suis plus inquiet pour mon fils, qui est réalisateur aussi, mais de films de fiction au caractère social très affirmé. Et je peux vous dire que le pouvoir ne l’aime pas.
Finalement, ce vilain petit canard, c’est vous alors ?
Peut-être ! On m’a aussi dit que j’étais le ver de terre. Le canard s’envole, lui reste. Peu m’importe, la seule chose qui compte est que je sois fier de ce que j’ai fait. Et c’est le cas de chacun de mes films.
Propos recueillis par Véronique Le Bris pour Grains de Sel n°70, novembre 2011