Il fut un temps où les parents confiaient leurs enfants à l’école les yeux fermés, sans discuter. Aujourd’hui, la relation entre les familles et les enseignants semble souvent empoisonnée par des rivalités et une certaine méfiance. Sommes-nous dans une période de turbulences dans la relation famille-école ? Comment l’expliquer ? Parents et enseignants doivent-ils mieux faire alliance pour le bien-être des enfants ? Décryptage avec Jacqueline Costa-Lascoux*, sociologue, directeur de recherche au CNRS.
Propos recueillis par Aude Spilmont.
La confiance entre les parents et l’école semble s’être érodée au fil des années. Sommes-nous rentrés dans une zone de turbulences marquée par des rivalités et une certaine méfiance ?
L’école de la République connaît actuellement des tensions et des malentendus. La première source de malentendu tient aux attentes aujourd’hui considérables des parents vis-à-vis de l’école, face à des enseignants qui les ressentent comme une véritable pression. L’école est traversée par les failles qui fragmentent notre société : le chômage préoccupant des jeunes, des difficultés sociales complexes, le décrochage scolaire… Alors que tout le monde répète que le diplôme est essentiel pour réussir sa vie, les parents focalisent leurs inquiétudes sur l’école. Dans ce contexte, les enseignants se sentent démunis et disent « on ne peut pas prendre en charge tous les maux de la société ». Les professionnels de l’éducation sont aussi confrontés, plus que jamais, à une pluralité de familles et de modèles éducatifs. Certes, il n’y a jamais eu un modèle unique mais un cadre de référence. Les débats récents autour de l’abcd de l’égalité à l’école ou le mariage pour tous illustrent les fractures existantes. Le postulat de départ, qui consiste à dire que tous les parents partagent la même conception de l’éducation, de l’école et de la famille, ne tient pas.
Comment se traduit sur le terrain cette suspicion réciproque ?
Les enseignants se sentent fréquemment dépréciés dans leur métier. Ils sont critiques à l’égard des parents qu’ils ne voient jamais, abusivement qualifiés de démissionnaires. Ils ne supportent pas davantage ces parents trop intrusifs qui veulent imposer leur conception de l’enseignement et ce qu’ils croient être l’intérêt de leur enfant. De leur côté, les parents ont le sentiment d’être convoqués uniquement lorsqu’il y a des problèmes. Ils se plaignent aussi souvent d’être infantilisés par les enseignants ou culpabilisés sur leurs insuffisances éducatives. Cette défiance réciproque pose la question de la relation entre la famille et l’école. Combien de malentendus seraient levés si l’école prenait le temps de donner des clés de compréhension sur le sens des apprentissages, ses modes de fonctionnement et ses valeurs ? Aujourd’hui, les temps de rencontres se réduisent trop souvent à des réunions contraintes et épisodiques. L’enjeu est de construire une école de l’hospitalité et de la citoyenneté.
Pendant longtemps, les parents ont laissé leurs enfants à l’école les yeux fermés. Qu’est-ce qui a changé dans la relation famille-école ?
L’école d’autrefois n’était pas celle d’aujourd’hui. Pendant longtemps, l’enseignant était un personnage reconnu socialement. Il vivait souvent au-dessus de l’école ou dans le quartier. Il connaissait l’histoire des familles et les fratries et restait longtemps dans le même établissement. Aujourd’hui, la plupart des enseignants disent « plus j’habite loin de l’école, mieux c’est ». La massification scolaire et l’allongement de la scolarité ont aussi profondément changé la donne. L’école accueille de fait toute une classe d’âge jusqu’à 18 ans. Autrefois, de nombreux élèves quittaient l’école vers 13 ans pour apprendre un métier, alors qu’une petite partie seulement intégrait le lycée. Aujourd’hui, les parents ne comprennent plus très bien les missions de l’école.
La synergie enseignants parents est-elle essentielle pour la réussite de l’enfant ?
Incontestablement. Le bénéfice est partagé par tous. Par les parents qui se sentent en confiance. Par l’enseignant qui ne fait pas que dispenser un savoir mais peut porter un regard sur l’enfant, entendu dans sa globalité. Et par l’enfant, pour lui permettre d’évoluer en harmonie et de s’émanciper.
Comment créer des alliances entre familles et enseignants et de quelle école de l’hospitalité parlez-vous ?
Il n’est pas normal que le service public de l’école soit si rarement un lieu d’hospitalité et de partage. Pour créer des liens de confiance durables, il est essentiel que la vie des établissements soit rythmée par des rencontres avec les parents tout au long de l’année. Des rendez-vous réguliers pour faire le point sur la vie de l’établissement doivent être organisés, des temps d’échanges et de discussions et également des moments de fêtes. Si la loi Jospin de 1989 rappelle que les parents sont partenaires de la communauté éducative, dans les faits, les applications manquent de visibilité. Des initiatives remarquables et fécondes existent pourtant. C’est le cas notamment au collège Joliot-Curie de Bron, qui multiplie les occasions d’échanges entre parents et enseignants, travaille en partenariat avec la MJC, les professionnels et les associations du quartier. Chaque nouvel enseignant se voit aussi proposer une visite du quartier et une formation autour de la relation avec les parents. Pendant les vacances, l’établissement reste ouvert pour des ateliers destinés aux parents et aux enfants. Ce type d’initiative a vocation à faire davantage école. Elle contribue à ce que chacun sorte des jugements stéréotypés.
S’agit-il d’aller vers une véritable coéducation ?
Oui, vers un dialogue et un partage. Mais ne confondons pas la reconnaissance réciproque avec la confusion des rôles. Les parents doivent reconnaître aux enseignants un professionnalisme qu’eux n’ont pas. Les enseignants doivent respecter les parents dans leur dignité et ne pas les enfermer dans une culpabilité génératrice d’une attitude de retrait ou d’agressivité. Les parents sont les premiers éducateurs de l’enfant et doivent être considérés comme des partenaires, qui ont une connaissance de l’enfant avec son histoire familiale et dans son environnement quotidien.
Cette période de turbulences dans la relation famille-école repose-t-elle la question de la finalité de l’école ?
L’école n’est pas un espace marchand ni un lieu de compétition où priment les intérêts particuliers et l’individualisme. Elle doit demeurer un lieu de partage, d’émancipation par le savoir et de transmission des valeurs de la République.
* Jacqueline Costa-Lascoux est l’auteur de nombreux ouvrages, dont L’Humiliation, les jeunes dans la crise politique, Éd. de l’Atelier.