Au lendemain des attentats à Charlie Hebdo, les enfants ont ressenti l’onde de choc suscitée par ces événements. Et maintenant ? Après l’émotion et le sursaut républicain, comment accompagner les enfants dans leur compréhension des enjeux de cette actualité violente ? L’école a-t-elle aussi un rôle à jouer pour prolonger la mobilisation et mieux transmettre les valeurs de la République ? Décryptage avec le pédagogue Philippe Meirieu*.
Propos recueillis par Aude Spilmont. Illustrations Malena Arrighi.
Après les attentats qui ont frappé la France, les enfants se sont retrouvés confrontés à la violence de l’actualité. De leur côté, beaucoup de parents se sont sentis démunis pour mettre des mots sur cette barbarie. Après l’émotion, doit-on réfléchir, plus à froid, sur la façon de parler aux enfants de ces évènements ?
Je crois nécessaire, à un moment donné, de faire taire le tumulte médiatique qui a été extrêmement fort pour prendre un peu de distance. Non pas pour minimiser ce qui s’est passé mais, tout au contraire, pour permettre aux enfants de comprendre les enjeux essentiels de ces événements. Les faits, les enfants les connaissent, tout au moins partiellement. Mais après la barbarie de ces assassinats, il est essentiel de trouver les mots pour donner du sens et incarner au quotidien les valeurs que nous portons. Les enfants doivent comprendre de quoi nous parlons lorsque nous évoquons la laïcité, la liberté d’expression, l’égalité ou la justice.
Quel peut être l’impact de ce flux ininterrompu d’images violentes auprès des enfants ?
La première chose à dire aux enfants, c’est qu’il y a une vraie différence entre ces images et la violence qu’ils peuvent trouver dans des jeux vidéo ou des films. Nous vivons dans un monde où la violence des images se banalise, avec un risque de confusion entre le réel et le virtuel. Le personnage d’un jeu vidéo meurt et peut se relever. Les enfants doivent comprendre que, derrière les images de ces attentats, se trouvent des personnes de chair et de sang qui sont nos semblables. Il ne s’agit pas d’alimenter les peurs, mais de transmettre une des valeurs essentielles de l’éducation : l’empathie. Notre capacité à nous mettre à la place de l’autre, à percevoir sa souffrance, est ce qui fonde notre commune humanité et notre citoyenneté. Elle est un antidote à la barbarie. Avec les petits, la littérature jeunesse, dont je suis un fervent défenseur, est une ressource inépuisable pour aller à la rencontre de l’autre et comprendre que ce qui nous relie est plus essentiel que ce qui nous divise. C’est cette « reliance » qui fonde notre possibilité de vivre ensemble.
Que pensez-vous des moments de recueillement organisés dans les écoles ? Étaient-ils justifiés, y compris en maternelle ?
Oui, je crois que ce moment de recueillement et de manifestation de notre attachement aux valeurs de la République était justifié dans les écoles, y compris en maternelle. Dès lors que l’État et ses dirigeants élus démocratiquement ont demandé à l’ensemble des institutions de s’associer à cette minute de silence, l’école devait le faire. Au sens propre, l’institution est « ce qui nous fait tenir debout tous ensemble ». Et je crois qu’il était important de dire aux enfants : il y a là quelque chose d’essentiel et nous te demandons de t’associer à ce geste, cette minute de silence est un signal et tu dois en comprendre l’importance. Bien sûr, les plus petits de maternelle n’ont pas tout compris de sa portée symbolique. Fallait-il pour autant ne rien faire ? On n’attend pas que l’enfant sache parler pour lui parler. Alors, dans un même ordre d’idée, il me semble légitime que la figure tutélaire de l’adulte témoigne auprès des enfants qu’elle exerce sa vigilance et que c’est aussi pour les protéger.
Quel regard portez-vous sur les difficultés rencontrées par certains enseignants confrontés à des enfants hostiles au « nous sommes tous Charlie » ? Les enseignants semblent avoir été en première ligne sans réel soutien pédagogique…
Je comprends les difficultés rencontrées par les enseignants. Ils sont aujourd’hui confrontés à des tensions sociales fortes. Nous vivons aussi une période où un certain nombre de familles se sentent mises à l’écart et tiennent des discours radicaux que quelques enfants relaient sans trop les comprendre. Dans ce contexte, les enseignants ne peuvent faire face seuls. La responsabilité sociale est collective et concerne tout autant les familles, les médias, les politiques… Je crois cependant que la formation pédagogique des enseignants n’est pas à la hauteur de ce qu’elle devrait être. La formation sur la pédagogie de la coopération, le respect de l’autre, le vivre ensemble a été délaissée au profit d’éléments certes indispensables, tels que la maîtrise des disciplines, mais qui ne permettent pas de faire face aux difficultés rencontrées. Comment ne pas s’interroger aussi sur le gigantisme de certains établissements scolaires, qui entretient l’anonymat ? L’isolement des professeurs ne facilite pas une réflexion commune. Dans les établissements où les enseignants se sentent soutenus et où il existe une vraie cohésion éducative, une réponse peut plus facilement émerger.
Après l’émotion et les vagues de marées humaines dans les rues, on peut légitimement s’interroger : et maintenant ? L’école a-t-elle un rôle à jouer pour prolonger la mobilisation et mieux transmettre les valeurs de la République ?
J’ai évoqué la question de la formation des enseignants. Nous ne pouvons aussi faire l’impasse sur les programmes. L’éducation civique passe souvent à la trappe lorsque le reste du programme a pris du retard. Elle devrait pourtant être une matière essentielle, incontournable et structurée. Aujourd’hui, nous sommes également confrontés à un véritable paradoxe : « nul n’est censé ignoré la loi », mais personne ne l’enseigne. Dans une société laïque, c’est le droit qui fait tenir les êtres humains ensemble. Les élèves doivent comprendre en quoi des principes aussi fondamentaux que « nul ne peut se faire justice soi-même », « nul ne peut être, à la fois, juge et partie » sont profondément émancipateurs et protecteurs. Si nous n’enseignons pas ces principes, nous ne pouvons pas nous plaindre que les jeunes les ignorent ou les transgressent. L’éducation à la démocratie doit aussi se nourrir de la pratique du débat. Pas de joutes verbales mais de débats constructifs, aux travers desquels les élèves puissent exercer leur esprit critique et comprendre avant de juger. Je crois aussi que nous devons inventer de nouveaux rituels collectifs. Les rituels obsolètes ont disparu sans que d’autres aient été inventés. Et on ne se débarrassera pas de cette question en exigeant simplement des élèves de se mettre en rang ou de faire le silence quand le professeur entre dans la classe. Nous devons travailler à la construction de rituels qui aient vraiment du sens, qui permettent de construire du commun, d’incarner des valeurs et de contenir les pulsions. Les enfants et les adolescents sont demandeurs de ces moments de cohésion et de vivre ensemble. C’est aussi vrai au sein de la famille. Raconter l’histoire du soir, partager un repas familial, prendre le temps de jardiner ensemble sont des rituels féconds pour les enfants, qui scandent le temps et forment au « vivre ensemble ».
Les terroristes qui ont perpétré ces attentats ont fréquenté l’école de la République. Cela doit-il interroger l’institution scolaire dans son fonctionnement ? L’école peine-t-elle à transmettre ce sentiment d’appartenance à la République ?
Rien ne peut exonérer ces terroristes de leur terrifiante responsabilité. Nous avons néanmoins le devoir de regarder en face les dérives du système scolaire. Non seulement l’école est timide quand il s’agit d’enseigner les valeurs de la démocratie, mais elle peine aussi à les mettre en œuvre dans son fonctionnement. On doit être crédible lorsque l’on promeut les valeurs d’égalité et de fraternité. On ne peut laisser des établissements scolariser 80 % d’élèves en grandes difficultés sociales. On voit bien que, dans ces conditions, cela devient extrêmement difficile pour les enseignants de contrecarrer l’échec scolaire. La fracture scolaire se creuse. Cette question des logiques de discrimination devient centrale. Tant que nous ne saurons pas montrer aux enfants qu’il y a une véritable égalité du droit d’accès à l’éducation, nos déclarations d’intention auront du mal à être entendues. Je suis également convaincu que nous devons nourrir les aspirations des adolescents à s’engager pour des causes justes. La laïcité n’implique pas un aplatissement de toute forme de générosité et d’engagement. Il faut offrir à l’énergie des jeunes autre chose que la frénésie consommatrice, l’exaltation du vedettariat ou un aveuglement dans l’obscurantisme et le radicalisme. L’école peut contribuer à nourrir les aspirations des jeunes et la fabrique du bien commun. Le tissu associatif et culturel ainsi que l’éducation populaire offrent aussi aux enfants des territoires de découvertes qui peuvent les faire grandir.
Charb était très attaché aux questions d’éducation. Il a d’ailleurs prêté sa plume incisive de caricaturiste aux Cahiers pédagogiques et à des journaux pour enfants comme Mon quotidien. L’éducation des enfants aux médias, à la liberté d’expression et au droit à la caricature est-elle un enjeu d’enseignement au pluralisme ?
Oui bien sûr, c’est nécessaire. Cela fait partie de l’éducation. Ce qui est important, c’est d’aider les enfants et les adolescents à distinguer l’humour salvateur de la caricature et l’humiliation. La caricature est une forme de liberté nécessaire, un oxygène de la démocratie. Elle n’autorise pas l’ironie cinglante et humiliante que les adolescents et nous-mêmes, adultes, pouvons parfois pratiquer et qui est ravageuse. Il y a dans la vraie caricature – celle qui pratique l’humour et non l’humiliation – une distance salutaire, un refus de la violence qui détruit et même une forme de tendresse qui doit inviter au dialogue.
* Le pédagogue Philippe Meirieu est l’auteur de nombreux ouvrages dont Le Plaisir d’apprendre, Éditions Autrement, et Lettre aux grandes personnes sur les enfants d’aujourd’hui, Éditions Rue du Monde.