Affirmation de soi, entrée au collège, mirage de l’adolescence à venir : les raisons ne manquent pas pour qu’entre 10 et 12 ans, les enfants changent leurs habitudes de lecture. Certains ne lisent plus ou peu, d’autres se focalisent sur un seul type de livre, ce qui peut inquiéter les parents. Grains de Sel s’est penché sur ces comportements et, éclairé par le regard de professionnels, tente de rassurer les adultes un peu largués.
Il est loin ce temps où ce cher petit ange réclamait qu’on lui raconte des histoires, s’impatientait de savoir lire puis, une fois le CP franchi, dévorait ses premiers livres entre gourmandise et fierté. C’est un fait : à partir de 9–10 ans, la lecture n’est plus une activité évidente. Il faut dire qu’à cet âge-là, les enfants entrent dans cette période que l’on appelle la préadolescence et qui dure deux à trois ans. Qu’est-ce donc que cette ère nouvelle aux frontières mouvantes ? Selon le docteur Julie Marmorat, pédopsychiatre au CH Vinatier, « la préadolescence suit la phase de latence apparue à l’âge de 7ans — le fameux âge de raison — et qui dure jusqu’à environ 10 ans, même si l’on constate que cette phase avance de plus en plus ». Pour Isabelle Motel-Picard, psychomotricienne en CMP en région lyonnaise, « la préadolescence est une période difficile à définir, coincée entre le temps de l’enfance basé sur les apprentissages scolaires, sociaux, amicaux, et encore centré sur la vie familiale, et les tumultes de la puberté et de l’opposition propres à l’adolescence qui arrive ». En s’émancipant, les enfants de cette tranche d’âge lorgnent du côté du mode de vie de leurs aînés, les adolescents. « Ils cherchent à se rapprocher de cette autonomie idéalisée, sans s’apercevoir que les ados peuvent être en souffrance. Ils les voient plus libres qu’eux », note encore Isabelle Motel-Picard.
Un désir d’émancipation et un besoin d’identification
Cette envie d’autre chose, d’émancipation, se joue aussi dans le rapport qu’entretiennent les préados avec la littérature. Ils quittent le moment de pure découverte pour aller tester des univers qui leur correspondent davantage, avec des personnages auxquels ils peuvent s’identifier. Les maisons d’édition jeunesse ne s’y sont pas trompées. D’abord un peu déboussolées vis-à-vis de ce public préadolescent, elles ont toutes créé, ces dix dernières années, des collections spécialement dédiées aux 9–12 ans. « C’est ce qu’on nomme aujourd’hui le roman junior », précise Cédric Chaffard de la librairie jeunesse À Titre d’aile, située dans le 1er arrondissement de Lyon. Il se distingue de l’album pour les plus jeunes et du roman pour ados, à la fois par la forme et par le fond, pour séduire « aussi bien un bon lecteur de 9 ans qu’un élève de cinquième pas encore très à l’aise dans le fait de lire tout seul. » On note dans ces romans une forte présence encore du dessin, de l’humour et surtout du contenu avec un texte qui, s’il est plus dense qu’avant, est présenté de manière aérée dans la page. Du côté des thèmes abordés, « on quitte la sphère de la famille et de l’école pour aller vers le groupe de copains, précise Cédric Chaffard. Cela donne des romans de clans dans lesquels une bande d’amis, de cousins etc. va vivre des aventures de manière indépendante. » On remarque aussi que, dans cette offre éditoriale, se raréfient les histoires dont les héros sont des animaux : « On est face à des personnages humains, évoluant dans des contextes proches du quotidien des enfants ciblés, ce qui favorise d’autant plus le phénomène d’identification », souligne le libraire.
Du point de vue des enseignants, c’est le récit d’aventures qui prend le dessus chez les enfants, au moins à l’école élémentaire. « Il faut qu’il se passe quelque chose et si possible que ça soit drôle, confirme Nolwenn Benoît, institutrice en CM1/CM2 à l’école Robert Doisneau (Lyon 1er). Les filles aiment bien aussi voir une héroïne dans le livre. Seuls les enfants un peu plus mûrs vont apprécier les histoires qui traitent de l’actualité, comme la situation des réfugiés ou les problèmes climatiques. » D’ailleurs, à partir de la 6e , « les élèves laissent tomber les seuls récits d’aventure pour aller vers des textes à partir desquels ils vont pouvoir nourrir une réflexion », note Fabienne Decorsaire, professeure de français au collège La Tourette à la Croix-Rousse. « Pour ceux qui font déjà preuve de maturité, L’Odyssée est un livre qui fonctionne très bien car il comporte à la fois la mythologie qui les passionne et l’aventure. Ils font le lien avec des choses dont ils ont entendu parler plus jeunes, et ça fait l’effet d’une révélation, c’est assez magique! »
Le libraire Cédric Chaffard constate tout de même une déperdition de l’activité de la lecture entre la fin de l’école élémentaire « où l’on peut voir des enfants surprenants dans leur capacité à lire » et l’entrée au collège. Plusieurs raisons à cela : outre la puberté qui commence à les titiller, la découverte d’un nouvel univers avec une organisation à trouver et à maîtriser monopolise pas mal les enfants, au moins dans un premier temps. Comme l’indique Fabienne Decorsaire : « Ceux qui lisent en 6e sont des élèves autonomes. » Mais le livre peut aussi avoir valeur de refuge face à la révolution que représente l’entrée au collège, comme l’évoque Cédric Chaffard : « Ceux qui continuent à lire malgré tout sont ceux qui considèrent le livre comme un objet fétiche, quelque chose qui leur est indispensable. »
Cet éloignement vis-à-vis du livre s’explique aussi par la prescription scolaire, bien plus forte au collège qu’en élémentaire, avec des œuvres imposées au programme. Pour compenser, certains professeurs de français proposent en parallèle des textes obligatoires, une sélection de titres empruntés à la littérature jeunesse parmi lesquels les élèves devront en choisir au moins un à lire dans l’année.
La nécessité d’être accompagnés
Car les enseignants jouent, en matière de littérature, un important rôle d’éclaireur auprès de leurs élèves qui, à cet âge, commencent à affirmer leur personnalité et leurs goûts et, par conséquent, n’écoutent plus que très rarement les prescriptions de leurs parents. Il n’est pas rare d’entendre encore de la bouche de son enfant, même âgé de 9 ans, le fameux « La maîtresse a dit… »! L’institutrice Nolwenn Benoît endosse ce rôle de référente avec enthousiasme et ferveur : « Je dois leur donner le goût de la lecture en essayant de les emmener vers ce qu’ils ne connaissent pas forcément. » Pour cela, elle accorde une importance primordiale à la lecture à voix haute, non seulement de la part des élèves mais aussi de l’instituteur : « On ne peut pas nier les écarts de niveau scolaire et les différences sociologiques. Certains élèves n’ont pas les références culturelles pour appréhender toutes les histoires. Or, lorsque le maître lit à voix haute, tous les enfants sont au même niveau. » Elle conseille d’ailleurs aux parents de faire la même chose à la maison : « En leur lisant le premier chapitre d’un livre, ils auront peut-être davantage envie de découvrir la suite. »
Au collège, cette lecture à voix haute disparaît, ce que déplore Fabienne Decorsaire car « un quart des élèves de 6e sont en difficulté de lecture ».
La lecture monomaniaque : les séries et les mangas
Si certains parents s’inquiètent de ne plus voir lire leurs préados, d’autres s’interrogent sur le comportement de lecteur compulsif apparu chez les leurs. « Lorsqu’elle a découvert la série La Guerre des clans, se souvient Nathalie, ma fille Elsa ne lisait plus que cela. Elle guettait avec impatience la sortie du prochain tome et relisait tous les anciens en attendant. Je pensais qu’elle ne passerait jamais à autre chose ! » Ce comportement monomaniaque — qui, avouons-le, fait fortement penser à celui des adultes vis-à-vis des séries télévisées — n’est pas alarmant pour Cédric Chaffard : « Ces grandes séries, comme La Guerre des clans, Royaume de feu ou Animal Tatoo, ont l’avantage de faire lire des enfants qui, sans cela, ne seraient pas rentrés dans la lecture. Ils sont dans le plaisir de lire, certes répétitif, mais j’ai tendance à dire qu’il n’y pas de mauvaise lecture. Un gamin qui ouvre un livre c’est autant de choses gagnées pour plus tard parce qu’il prend des habitudes et se crée des envies. » Un avis partagé par la professeure de français Fabienne Decorsaire : « Tout ce qui les fait lire leur fait découvrir le plaisir de la lecture. Peu importe la qualité du premier livre. »
Cela dit, les professionnels interrogés dans le cadre de ce dossier émettent une opinion mitigée vis-à-vis des mangas de plus en plus appréciés et dévorés par les préados qui se les échangent d’un cartable à l’autre. « Il y a certes la volonté de faire partie d’un ensemble, de vivre une expérience commune, analyse Fabienne Decorsaire, mais l’univers des mangas est réduit et réducteur et je ne les étudierai jamais en classe. » Pour la pédopsychiatre Julie Marmorat, « la lecture ouvre à la pensée, une pensée créative qui vagabonde. Or, les mangas empêchent les enfants de penser. Au contraire, ils hyper stimulent dans une immédiateté proche de celle des dessins animés. » Les parents sont eux-mêmes souvent rebutés par l’univers spécial de ces petits livres venus du Japon, aux dessins souvent agressifs à force d’être constamment dynamiques et qui véhiculent une image bien stéréotypée du personnage féminin, tous seins et petite culotte dehors. « Une représentation typiquement japonaise au cœur des “shonen”, ces mangas d’action spécialement dédiés aux préados », explique Cédric Chaffard qui reconnaît que, dans ce domaine, « c’est comme en BD, il y a du bien et du pire ! » Tâchant néanmoins de répondre à la demande de ses jeunes clients, il propose un rayon de mangas sélectionnés (c’est-à-dire qu’il les a tous lus avant de les conseiller !). Et il a une tactique pour leur ouvrir d’autres horizons plus qualitatifs : « J’ai quelques produits d’appel comme Fairy Tale, One Piece ou Naruto que tous les jeunes amateurs du genre connaissent mais aussi d’autres mangas qui ne parlent pas que de combats et de sorciers. Par exemple, Hinomaru Sumo traite du sumotori au Japon, c’est comme un roman d’apprentissage. » Une façon intelligente de se servir de cette passion du manga pour transmettre des messages et faire acquérir de nouveaux savoirs aux enfants.
Lire pour s’affirmer
Et si c’était cela, la solution ? Accepter les goûts différents de nos enfants tout en continuant à leur présenter d’autres choses au sein même de leur domaine d’appétence. C’est ce qu’affirme la pédopsychiatre Julie Marmorat : « Il est important pour les parents, de ne pas dévaloriser les goûts, les passions de leurs enfants. Il faut être en capacité de tolérer des choses qu’on ne maîtrise pas. » Elle va plus loin en pointant deux gros écueils à éviter : « Fermer la relation en s’opposant aux goûts de son enfant, en se montrant intolérant, ou au contraire les valider entièrement sans marquer de distance. Car, tout en restant en lien avec ses parents, l’enfant a besoin de différences générationnelles pour bien grandir. » Ainsi donc, ces centres d’intérêt, ces passions, doivent rester « le truc » de ces préados qui se cherchent et se construisent, à distance de leurs aînés. L’enseignante Nolwenn Benoît raconte une jolie anecdote à ce sujet : « L’an dernier, l’un de mes meilleurs élèves a fait un très bel exposé sur les mangas dont il était passionné. Je crois que, outre leur esthétique qui lui plaisait beaucoup, ces mangas répondaient au besoin qu’il avait de se créer un monde à lui dans sa tête. » L’enfant érige ainsi sa propre culture et il est sain d’admettre qu’elle soit différente de la nôtre, nous les adultes, nous les parents, afin de laisser nos petits prendre leur envol. Comme le dit le docteur Julie Marmorat : « Toutes les générations ont besoin de s’inventer. »