Ni parents, ni frères et sœurs, ni amoureux: amis. Ce lien unique que tissent les enfants en sortant de la sphère familiale semble couler de source. Pourtant, l’amitié n’est pas toujours un long fleuve tranquille. À l’école où se nouent les premières affinités, confiance, disputes et rupture sont autant d’expériences intenses pour des êtres en plein développement psycho-affectif. L’amitié joue en fait un rôle fondamental dans l’apprentissage social des enfants, qu’il s’agit en tant que parent d’accompagner, sans intervenir outre mesure.
Quand on demande aux enfants pourquoi ils sont amis, leurs réponses sont toutes simples: “On a commencé à jouer ensemble et on est devenu amis”, raconte Baptiste, 8 ans. En CM2, le petit garçon a plein de copains qu’il connaît depuis le CP, certains depuis la Maternelle. Elise, 9 ans, a connu sa meilleure amie Margot en CE1: “Au début on était juste camarades, et puis la maîtresse nous a mises à côté, on s’entendait bien, retrace la fillette. Après on a commencé à jouer ensemble à la récré.” Même histoire du côté de Lison et Anselme, 11 et 10 ans: “On est dans la même classe depuis le CE2. On se connaît depuis longtemps, c’est pour ça qu’on est meilleurs amis.”
Un source de sécurité affective au sein de l’école
Toutes ces amitiés sont nées à l’école, dans la coopération des travaux de classe et les jeux de la cour de récré. Instituteur en grande section de Maternelle à Lyon, Christophe Fraysse voit se nouer les affinités : “L’amitié devient importante en fin de maternelle, quand ils commencent à devenir des petits êtres sociaux”, observe-t-il. “Lorsque l’enfant sort du cocon familial, il a besoin d’aller vers l’autre pour trouver du réconfort, explique Anne-Thérèse Mignery, psychologue à Lyon 6e. Tisser des liens et se sentir aimer en dehors du noyau familial est important pour se construire. L’enfant trouve alors chez l’ami une autre source de sécurité affective: il devient un repère qui va l’aider à traverser l’école et en faire un environnement familier.”
“Un ami, c’est quelqu’un qui est gentil avec toi et qui t’aide quand tu ne vas pas bien.”
Anselme
Ce besoin est tel que certains instituteurs prennent en compte les affinités des élèves au moment de faire les listes de classe. “Il m’est arrivé de voir des enfants effondrés à la rentrée car ils n’avaient pas leur copain avec eux”, relate Christophe Fraysse. Anselme et Lison en savent quelque chose. Dans la même classe depuis quatre ans, ils comptaient bien s’épauler l’un l’autre pour leur rentrée au collège. Leurs mamans avaient même rédigé des courriers pour qu’ils soient dans la même classe. Mais le jour de la rentrée, une erreur les a dispatchés dans des classes séparées. “Quand j’ai su que j’étais pas dans la même classe que mes copains, je ne voulais plus aller à l’école”, se rappelle Lison. Heureusement, l’erreur a été corrigée et les deux amis se sont retrouvés.
Tisser des liens en-dehors de la famille
La sécurité affective assurée, l’enfant est disposé à apprendre. Lorsqu’il est petit, “l’amitié lui apprend à tisser des liens en dehors de la famille, explique Anne-Thérèse Mignery. Avec les frères et sœurs, le lien est stable: même si on se dispute, il est toujours là. En amitié, on expérimente le lien différemment: on se dispute, on partage les amis, on cherche sa place dans un groupe… C’est un apprentissage social qui permet à l’enfant de découvrir l’autre et de se découvrir.” La cour de récré devient alors “un laboratoire d’expériences sociales, assure Christophe Fraysse. Car les enfants apprennent en interaction avec les autres. Même après avoir passé la journée ensemble à l’école, ils veulent encore se retrouver au parc, où ils supplient leurs parents de les emmener. S’ils le font, c’est que c’est important pour eux.”
Et pour cause, l’ami permet de s’ouvrir au monde en étant confronté à la différence. “Avant 5 ans, l’enfant pense que c’est partout comme à la maison. En allant chez des copains, il se rend compte que ça fonctionne autrement”, expose Anne-Thérèse Mignery. Muriel rapporte ainsi la rencontre de sa fille Victoire avec la fille d’un couple d’amies: “Une fois à la maison, Victoire s’est exclamée: “Maya, elle a deux mamans… elle a tellement de chance !” Je lui demandé pourquoi et elle m’a répondu: “Bah toi tu dis tout le temps que t’as pas quatre bras !”” Aller dormir chez un copain participe à cette “émancipation par rapport au noyau familial, confirme la psychologue, mais c’est aussi une façon de passer à un niveau supérieur d’intimité. Quand on a toute la nuit pour papoter et partager ses secrets, on crée un lien plus fort.”
“Un ami, c’est comme un garde-secrets.”
Élise
Le secret comme marqueur de confiance
Car les amis ne font pas que jouer: ils parlent aussi, beaucoup. “Le sentiment d’amitié se fait en lien avec le développement du langage qui permet de partager plus de choses”, souligne Anne-Thérèse Mignery. Chez ses élèves de Maternelle, Christophe Fraysse voit aussi poindre, avec le langage, le chantage affectif. “Le gros classique, c’est le “je t’invite ou je t’invite pas à mon anniversaire”, s’amuse-t-il. Pour eux c’est un marqueur qui dit: “je te reconnais ou pas comme un ami”. Ils sentent qu’il y a un pouvoir de reconnaissance et ils commencent à s’en servir.” Mais le langage sert aussi à se raconter des secrets, un autre marqueur fondamental d’amitié. “Avec mes copines, je partage des jeux, le goûter. Avec Margot, on partage des secrets, nous dit Élise. J’ai confiance en elle parce que je sais qu’elle ne les répétera pas.” Car quand le secret est répété, les disputes éclatent.
Disputes : apprendre à se poser
Dans le cabinet d’Anne-Thérèse Mignery, elles occupent une large place. “Les soucis d’amitié peuvent avoir un véritable retentissement dans la tête d’un enfant. Il grandit en réaction aux autres, donc forcément ce qu’il se passe avec un ami va l’impacter dans sa construction sociale. Les conflits, les mises à l’écart, la sensation de rejet peuvent être vécus avec une grande violence.” Pas de panique pour autant: “L’intérêt d’une dispute, c’est d’apprendre à les dépasser. C’est l’occasion pour l’enfant d’apprendre à se respecter et à respecter la liberté de l’autre et de trouver ensemble des compromis, base de la vie en collectivité.”
La psychologue préconise aux parents de ne pas intervenir, au risque de cristalliser le conflit en le propageant dans la sphère adulte, mais de guider l’enfant pour le mettre dans une position d’acteur. “L’enfant apprend à se poser, il expérimente sa manière d’être en lien avec l’autre. Les bénéfices en termes de confiance en soi et d’autonomie sont nombreux.” Il faut toutefois intervenir en cas de violence ou de propos humiliants. “L’idée ne sera pas de dire qui a raison ou tort, guide la psychologue, mais de leur apprendre à exprimer leur point de vue et leurs besoins.” Enfin, elle invite à rassurer l’enfant: “C’est normal de se disputer et ça ne brise pas forcément le lien. L’enfant peut être très inquiet d’une dispute et croire que c’est très grave, définitif… Or, parfois la relation en sort plus forte !”

L’amitié et ses déboires
Mon copain déménage et tout est dépeuplé
“Les meilleurs partent en premier, comme les chanteurs” cite Lison en évoquant le déménagement de sa meilleure amie l’an dernier. Si elle à l’air plaisantin, elle confie avoir pleuré le jour du départ. Dans le cabinet d’Anne-Thérèse Mignery, les enfants tracassés par le départ de leurs amis sont fréquents, surtout lors des rentrées scolaires. “C’est quelque chose qui peut agiter psychiquement l’enfant. Il perd une sécurité affective et un repère, il est déboussolé.” Une épreuve qu’Élise s’apprête elle aussi à traverser, un peu stressée “J’ai un peu peur que Margot se fasse des nouvelles meilleures amies et qu’elle pense plus trop à moi...”
Faire perdurer le lien
“Les enfants ont très peur d’être oubliés par leurs amis ; c’est le sentiment d’insécurité qui ressurgit, explique Anne-Thérèse Mignery. Ils ont besoin d’être rassurés en voyant que le lien peut perdurer.” Pour laisser une trace de soi chez l’autre, les enfants s’offrent des cadeaux. Une sorte de rituel autour d’un objet par lequel le lien continuerait d’exister. Lors du départ de son amie, Lison lui a offert “un gros cadeau avec plein de choses dedans. Mes meilleurs amis, j’ai envie qu’ils voient que je les oublie pas…”
“Un ami, ça peut être dans toute la terre… ça peut en Chine ou en Ukraine.”
Baptiste
Pour les parents, la consolation n’est pas toujours facile. Sophie, la maman d’Élise, en témoigne: “En tant qu’adultes, on a tant de recul qu’on ne peut pas s’empêcher de dire “tu verras, c’est difficile au début et puis tu vas te faire d’autres amis…” Mais on sait bien que ce qui compte c’est l’instant présent que vit l’enfant, le quotidien qui va manquer.” Alors Sophie écoute, accepte la peine et évoque des solutions: écrire des cartes, inviter l’ami.e à dormir sont des moyens de montrer à l’enfant que “même sans un lien du quotidien, on peut continuer à être proches.”
Réinvestir d’autres amitiés
Mais parfois, le lien ne perdure pas et l’enfant vit un chagrin d’amitié. Pour Anne-Thérèse Mignery, les parents ne peuvent pas toujours le protéger de cette souffrance, mais peuvent l’accompagner: “ On peut lui dire que ça n’enlève rien à ce qu’ils ont vécu. Il s’agit de prendre le chagrin à sa juste valeur, tout en l’aidant à relativiser pour pouvoir investir d’autres amitiés, lui dire qu’il a le droit de tisser d’autres liens. Les enfants ont quand même cette capacité de réinvestir d’autres amis. Ils savent rebondir.”

Quand l’enfant a du mal à se faire des amis
Si la plupart des enfants se font sans mal des copains, pour certains, tisser des liens n’est pas une évidence, et chaque année scolaire a son lot d’élèves isolés dans la cour de récréation. Un stigmate qui peut valoir les moqueries des camarades. “Les enfants ont tellement besoin d’avoir des amis que ça leur fait très peur de voir quelqu’un tout seul. Donc ils le pointent du doigt: ça les rassure que ce ne soit pas eux”, explique Anne-Thérèse Mignery. Pour Christophe Fraysse, le phénomène est plus fréquent en Élémentaire qu’en Maternelle: “Il y en a un qui est un peu différent, donc on le rejette.” Pourtant, il affirme: “L’interaction avec les autres est très importante. Un adulte peut aimer être seul, mais un enfant ce n’est pas dans sa nature; il a fondamentalement envie de jouer. Donc s’il n’interagit pas avec les autres, c’est que quelque chose cloche.”
Chercher les causes du blocage
“C’est important de comprendre ce qui l’empêche de rentrer en contact avec les autres, confirme Anne-Thérèse Mignery. Est-ce que ça vient d’un environnement insécure à la maison, est-ce que l’école se passe mal… ” Pris dans par un sentiment de honte, l’enfant ne va pas toujours parler de sa solitude, mais des indices peuvent mettre la puce à l’oreille, comme lorsqu’il prépare sa liste d’invités d’anniversaire. S’ils sentent un malaise, Anne-Thérèse Mignery invite les parents à questionner l’enfant et, s’il est en grandes difficultés, à ne pas hésiter à consulter un psychologue. Autrement, des moyens existent pour lui apprendre à être en lien avec les autres: inviter un ami à la maison, l’inscrire à des activités extra scolaires ou développer son empathie pour qu’il puisse mieux comprendre les autres et s’intégrer.
Apprendre à faire attention aux autres
Mais pour la psychologue, il s’agit aussi d’encourager les enfants “à traiter les autres comme ils aimeraient être traités.” C’est aussi l’avis de Muriel: “Quand vous êtes timide et qu’on n’arrête pas de vous dire qu’il faut que vous fassiez des efforts pour aller vers les autres, c’est compliqué: il faut déjà se sentir accueilli. Donc je trouve qu’on pourrait inverser la responsabilité en incitant ses enfants à être vigilants à l’égard de ceux qui sont en difficulté.” À titre d’exemple, Baptiste, en lice pour être délégué de classe, a proposé d’installer un banc de l’amitié dans la cour, sur lequel les enfants seuls iraient s’asseoir pour signaler aux autres leur besoin de compagnie.

L’impossible amitié fille-garçon ?
“Moi, je préfère les garçons, parce que des fois, les filles, elles font les quiches”, déclare Victoire. Dans son groupe de copains, Garance est la seule fille qui trouve grâce à ses yeux : “c’est pas une chochotte et on s’en fiche de comment on s’habille.” Son petit frère Baptiste n’est pas du même avis: “Moi je préfère les filles parce que les garçons de ma classe sont souvent pas sympas.” Dans ces relations amicales mixtes, Baptiste et Victoire sont épanouis. Engagée sur l’égalité femme-homme, leur mère, Muriel, leur a donné une éducation particulière sur ces sujets-là: “L’idée qu’on puisse ne pas être ami avec un garçon parce qu’on est un fille, pour Victoire c’est un non-sens”, déclare-t-elle.
Mais toutes les amitiés n’échappent pas à la socialisation genrée qui s’efforce de différencier les garçons et les filles. En Maternelle, Chistophe Fraysse voit déjà poindre cette mise à distance de l’autre genre : “Une de mes élèves, pour son anniversaire, n’avait invité que des filles, raconte-t-il. Quand je lui ai demandé pourquoi elle n’invitait pas de garçons, elle a répondu: “Maman trouve que c’est plus tranquille comme ça.”” L’enseignant avertit donc: “Attention à ne pas inculquer à l’enfant ses propres biais.”
“Un garçon et une fille qui traînent ensemble ne sont pas forcément amoureux !”
Lison
“Oh les amoureux !”
C’est peut-être pour faire comme les adultes que certains enfants se déclarent amoureux de leur ami de sexe autre. “Avant, Scander c’était un peu mon amoureux”, confie Élise à propos de son meilleur ami qu’elle connaît depuis l’âge de 6 mois. Pour cause, entre amitié et amour, la frontière peut être floue pour les enfants. Mais parfois, se sont les camarades qui viennent jaser. Lison et Anselme en ont longtemps fait les frais: “Vu qu’on traîne beaucoup ensemble, les autres disaient tout le temps qu’on était amoureux. C’était énervant !” rapporte Lison. Depuis qu’ils sont au collège, on les embête moins. “Quand même, on s’est bien moqué de moi…” se souvient Anselme.
“Cela en dit long sur notre société où les rapports hommes femmes sont tout de suite sexualisés, analyse Anne-Thérèse Mignery. Mais ça dit aussi où en sont les enfants dans les rapports entre les sexes. Les amitiés fille-garçon, ça les questionne: ils se demandent s’ils ont le droit d’être ensemble. Les moqueries, c’est pour mettre à distance.” Pour Lison, c’est clair: “Un garçon et une fille qui traînent ensemble ne sont pas forcément amoureux.” Anselme est bien d’accord, et invite les autres enfants à se moquer des moqueries : “N’écoutez pas les autres, ils disent n’importe quoi ! C’est pas eux qui comptent, c’est votre amitié.”