Par Louise Reymond /
Nos enfants sont gaga de mangas. Ils ne font pas que les lire : ils les collectionnent, se les échangent, les transmettent à leurs petits frères et sœurs, dessinent leurs personnages préférés… Mais que trouve-t-on dans les mangas de si passionnant ? Et tous les mangas sont-ils pour les enfants ? Loin des clichés qui lui collent à la peau, plongée dans un univers populaire dans lequel les plus jeunes se reconnaissent et se réunissent.
« Si je devais conseiller un seul manga, ce ne serait pas possible, car il y en a beaucoup que j’aime. » À 11 ans, Félix est un gros lecteur de mangas, qu’il dévore depuis ses 7 ans. Et quand on lui demande pourquoi il aime tant ces drôles de livres japonais en noir et blanc qui se lisent à l’envers, il répond : « Il y a tout dedans ! Tu peux autant lire des histoires de batailles que des histoires d’amour. » Un peu comme les séries, les mangas déchaînent les passions et se partagent : « La plupart des mangas que je lis, c’est mon frère qui les achète. C’est grâce à lui que j’ai découvert le manga », raconte Félix. Comme lui, les enfants sont nombreux à être initiés par leurs aînés. C’est le cas de Ninon, 12 ans : « C’est ma grande sœur qui m’en a parlé. Elle en lisait tout le temps, ça me donnait envie de voir ce que c’était. J’ai commencé par ce qu’elle lisait, Fairy Tail, et j’ai bien aimé ! » Et le manga ne circule pas qu’au sein des fratries : il passe aussi de cartable en cartable dans les cours d’école. Dans celui de Thomas, 9 ans, c’est un indémodable qui a atterri et signé le début d’une passion dévorante : Naruto. Il lit aussi Dragon Ball, Tsubasa (nom original de Olive et Tom), Kuroko’s Basket… et souvent plusieurs séries en même temps. Quant à sa sœur Margot, son manga préféré, c’est My Hero Academia : « J’adore l’univers à la fois réaliste et fan- tastique, parce que les gens ont des super pouvoirs. » Frère et sœur s’échangent les livres, regardent les adaptations animées à la télé, dessinent leurs héros préférés, rejouent les scènes de combat… Ils ont même découpé les manches de leur tee-shirt pour recréer les maillots de basket de l’équipe de Kuroko.
LE MANGA, KEZAKO ?
Le manga, tout simplement, c’est la bande dessinée japonaise. L’équivalent des comics aux États-Unis et de la BD franco-belge en Europe. Bien qu’encore empreint d’une étrangeté exotique, le manga est en fait une pratique culturelle établie en France depuis plus de 40 ans. Il apparaît dans les années 1980 et 1990, à un moment où la BD franco-belge n’a plus grand-chose à proposer aux enfants, lassés d’Astérix et Obélix, Lucky Luke et Tintin. Les mangas arrivent alors avec des univers fantaisistes, de nouveaux personnages, et un côté série qui rend accro. Le programme télévisé star de l’époque, Club Dorothée, joue un grand rôle dans la diffusion de cette culture japonaise, en passant des animés (adaptations de mangas en dessins animés) comme Goldorak, Dragon Ball, Olive et Tom, Jeanne et Serge…
Aujourd’hui, la France est le deuxième consommateur de mangas après le Japon
Le public français, réceptif, recherche vite à se procurer les livres. C’est le début du succès du manga au pays de Bécassine, qui ne fera que grandir : aujourd’hui, la France est le deuxième consommateur de mangas après le Japon : 1 500 titres y paraissent chaque année, soit quatre BD sur dix. Chez Momie Manga*, première librairie spécialisée à Lyon, Roxane Passot dresse l’inventaire des meilleures ventes de 2020 : les emblématiques One Piece, Fullmetal Alchemist ou encore Naruto. Mais aussi Fairy Tail, My Hero Academia ou L’Atelier des sorciers… Les séries sont nombreuses et s’adressent à un lectorat très vaste grâce à différents genres. Parmi eux, le shôjo, pour des filles âgées d’au moins 10 ans, raconte des histoires d’amour qui se passent souvent au lycée. Ces chroniques de l’adolescence féminine plongent dans l’esprit des personnages en développant les dialogues intérieurs. Mais le genre le plus prisé, c’est le shônen, officiellement destiné aux garçons à partir de 8 ans, avec des héros masculins qui livrent combat, tels que dans Olive et Tom, Dragon Ball, One Piece, Naruto ou My Hero Academia. Il existe aussi le manga seinen, assez proche du shônen, mais qui se déroule dans un univers plus sombre, teinté parfois d’un esprit polar. « Il vaut donc mieux le conseiller aux grands ados et aux adultes », prévient Roxane Passot.

LA DROLE DE PLACE RESERVEE AUX PERSONNAGES FEMININS
Shôjo pour les filles, shônen pour les garçons, et très peu d’héroïne principale en dehors des shôjo… Une classification qui peut dérouter. « C’est assez genré, note Ninon, perspicace du haut de ses 12 ans. Les garçons ont plein de muscles, les filles ont des formes, on voit que le dessinateur a voulu appuyer dessus. Dans Fairy Tail, il y a plein de “fan services”: quand les fans veulent voir plus de personnages féminins, le dessinateur va leur en proposer. » Une logique éditoriale que Julien Bouvard, enseignant spécialiste de la culture populaire du Japon contemporain à l’université Lyon 3, connaît bien. « L’industrie du livre au Japon est très conservatrice, explique-t-il. Elle fonctionne avec des cibles éditoriales qui reposent sur une vision genrée et induit cette segmentation. » Véritable système de production, cette industrie japonaise est efficace et organisée : les fameux « fan services » permettent aux maisons d’édition d’avoir des retours des fans sur les séries et les personnages qu’ils préfèrent. Elles peuvent ainsi orienter les mangakas (auteurs de manga) dans leur écriture en fonction de ce qui a le plus de succès.
Dans une société japonaise à la fois conservatrice et décomplexée, cela aboutit à des personnages genrés, et parfois à une figure féminine sexualisée, avec des attributs marqués et des tenues déshabillées qui font la mauvaise réputation du manga. « C’est vrai dans certains classiques, comme Fairy Tail, témoigne la libraire Roxane Passot. Mais c’est en train de changer. » La jeune femme rassure : « Ils ne dépasseront pas un certain cadre car ils savent que ce manga s’adresse à un public jeune. Il peut y avoir un côté “maillot de bain”, mais vous avez les mêmes images dans les publicités à la télé. » Éric Filippi, directeur de l’espace Lyon-Japon**, met lui en avant la différence culturelle : « Les Japonais n’ont pas la morale judéo-chrétienne qui est la nôtre. Tout ce qui est lié au sexuel n’est pas tabou, c’est même lié à l’amusement. » Une approche corroborée par Roxane, qui évoque la pratique du Cosplay, très répandue au Japon et qui consiste à se déguiser en personnage de manga, aussi sexy soit-il. De son côté, Claire, grande fan et connaisseuse de manga, met les points sur les i : « Oui, le manga est sexiste : le monde est sexiste. Ce qu’on trouve dans les mangas n’est pas pire que ce qu’on peut voir à la télé ou dans les comics, qui sont très sexualisés aussi. » Également auteure et intervenante à l’espace Lyon-Japon, elle tient à rassurer les parents : « Vous pouvez laisser vos enfants lire des mangas. Ils sont beaucoup moins choqués que ce qu’on va s’imaginer. »
« On se rend compte que beaucoup de filles préfèrent les shônen. »
Julien Bouvard
Qu’en disent les premiers intéressés ? Félix, lui, s’en fiche un peu, même s’il a constaté que « dans les nouveaux mangas, c’est moins fort. Par exemple, dans le manga français Radiant, les femmes sont comme les hommes. » Du côté des filles, Ninon affirme : « Tous les fans ne veulent pas ça ! Moi, je ne veux pas ça en tout cas. » Car ce que Ninon préfère dans le manga, ce sont les shônen : l’action, les combats. Même son de cloche chez Margot, 11 ans. Loin des clichés qui ont bâti les cibles éditoriales des maisons d’édition japonaises, « la réalité de la réception est très différente, confirme Julien Bouvard. On se rend compte que beaucoup de filles préfèrent les shônen. L’Attaque des Titans par exemple, un shônen un peu gore destiné aux grands adolescents, est énormément lu par un public féminin. C’est sûrement dû au fait qu’on n’y trouve aucune sexualisation ni histoire d’amour : on évacue ces problématiques ennuyeuses pour certaines lectrices qui, lassées des shôjo, migrent vers d’autres genres. » Jusqu’à se tourner vers les mangas Boys Love, ces histoires d’amour entre garçons où le corps féminin est absent. Heureusement, dans les mangas, « les garçons ne sont jamais plus forts que les filles. Parfois même les filles prennent le dessus », rapporte Ninon.
UN RECIT INITIATIQUE
Filles ou garçons, ce qui prime pour les enfants dans les mangas, ce sont, comme l’affirme Ninon, « des histoires géniales » et « des personnages auxquels on s’attache énormément, comme s’ils existaient vraiment. » Pour Julien Bouvard, contrairement à la BD franco- belge, le manga a su proposer aux jeunes des univers fantaisy et des héros auxquels ils s’identifient. Souvent sujets à des transformations ou détenteurs de pouvoirs psychiques qu’ils doivent apprendre à contrôler, les personnages abordent des sujets auxquels les jeunes sont sensibles pour y être eux-mêmes confrontés d’une certaine façon. « Le manga leur parle de leurs préoccupations premières de manière assez profonde, analyse l’universitaire. Il s’intéresse à leur psychologie. »
Selon l’enseignant-chercheur, le manga n’est autre qu’une sorte de roman d’apprentissage. « Tu peux faire passer les mêmes idées dans un manga que dans un roman, abonde Félix. Mais tu vas le lire beaucoup plus facilement. » De fait, dans le shônen, on retrouve toujours la même trame : les aventures d’un héros au début un peu faible, parfois mal aimé, pas toujours très malin, mais courageux. Ce héros va traverser des épreuves, affronter des ennemis, se confronter au bien et au mal et acquérir une force physique et mentale. « La notion d’amélioration de soi est centrale dans les mangas, relève Claire de l’espace Lyon-Japon. Cet apprentissage dans la maîtrise de soi, qu’on retrouve dans les arts martiaux, fait partie de la culture japonaise. » L’approche psychologique et nuancée des mangas est d’ailleurs ce qui les différencie des comics américains. « Les récits japonais essaient d’éviter le manichéisme, explique Julien Bouvard. Les ennemis peuvent devenir des amis, les méchants avoir de bonnes raisons de l’être. Ce refus du manichéisme est très présent dans L’Attaque des Titans par exemple, où les personnages qu’on pensait être les héros ont finalement les mains sales. » À 40 ans, l’enseignant-chercheur est fan de ce manga, connu pour être aussi intelligent que violent.

UNE CERTAINE VIOLENCE
C’est le deuxième cliché qui colle à la peau de la BD japonaise : la violence. Un malentendu selon les connaisseurs. Car au Japon, les mangas sont très cloisonnés : il y en a pour les enfants, pour les adolescents et même pour les adultes. Mais quand ils arrivent en France, les médias les diffusent sans prendre en compte ces classifications. « On part du principe que parce que c’est du dessin ou de l’animation, c’est pour les enfants. Du coup, certains mangas violents sont vus par des jeunes », retrace Mathilde Ragaru, professeure de dessin manga à l’espace Lyon-Japon. Et si une forme de dureté semble irriguer certains mangas, c’est bien par leur réalisme psychologique décrit par Julien Bouvard. « Ce qui touche les jeunes, c’est ce récit qui ne les considère pas comme des abrutis », affirme-t-il. De son côté, Claire s’impatiente : « Les enfants vivent déjà des choses violentes, à l’école, à la télé, sur Internet… Ils ont besoin de s’exprimer là-dessus. Les adultes ne prennent pas toujours le temps de leur expliquer ce qui leur arrive et qu’on peut en parler. Le manga arrive alors comme un psy et dit : “Je te comprends, tu vis des choses difficiles, on va en parler et on ne va pas les tourner en ridicule”. » Une violence du monde bien réel, qui s’exprime parfois dans les cours de dessin de Mathilde Ragaru. « On leur demande de créer une histoire. Souvent, ils dessinent des tranches de vie à l’école, des histoires avec les copains, des combats qui ont lieu dans des milieux sportifs… On se rend compte qu’ils parlent de leur vie. Et parfois on a des enfants perturbés. Une fois, l’un d’eux a tué père et mère dans son manga. On a essayé de le persuader de dessiner une autre histoire, avec des lapins, mais il les a aussi tous massacrés. »
« Les enfants viennent de plus en plus tôt au manga, or certains sont un peu trop noirs pour eux. »
Claire
Si Claire invite à ne pas sous-estimer le manga, elle en appelle à la responsabilité des parents : « C’est très important qu’ils soient présents et cadrent, toujours dans le respect de l’enfant et sans censure. On ne met pas un manga pour adulte dans les mains d’un enfant comme on ne le mettra pas devant un Tarantino. » Un appel à la prise de conscience partagée par la libraire Roxane Passot : « Les enfants viennent de plus en plus tôt au manga, or certains sont un peu trop noirs pour eux. Souvent, ils découvrent des animés sur Netflix et veulent ensuite lire les mangas dont ils sont l’adaptation. » Une réalité que confirme Mathilde Ragaru : « Une des portes principales des plus jeunes dans l’univers du manga aujourd’hui, c’est bien les plateformes de streaming et Internet. » Il s’agit alors d’être vigilant. Mieux vaut accompagner son enfant dans une librairie et se faire conseiller un shônen adapté à son âge. D’autant que les libraires se spécialisent pour mieux orienter les enfants et alerter les parents. Même constat chez les bibliothécaires. Une bonne nouvelle quand on sait que de nombreux fans empruntent leurs mangas pour éviter d’acheter les innombrables tomes qui paraissent à un rythme vertigineux et se lisent en quinze minutes ! Prenez One Piece : ces aventures de pirates comptent déjà plus d’une centaine de tomes, qui paraissent depuis la fin des années 1990 à raison d’un chapitre par semaine. Les fans attendent toujours la fin, même au Japon…
MANGA MANIA
Le manga est un véritable phénomène culturel planétaire dans lequel jeunes et moins jeunes se retrouvent et se reconnaissent. « Le sentiment d’appartenance est très important dans l’univers manga, explique Mathilde Ragaru. Pour les enfants, c’est vraiment un refuge, surtout à l’adolescence. » Si le phénomène est aujourd’hui démocratisé, Mathilde rappelle qu’au début, le manga est surtout lu par des minorités qui ont des difficultés à s’intégrer. Il constitue un refuge et fédère une communauté de fans qui se ressemblent. Aujourd’hui, le manga continue de porter cette dimension, avec un succès tel qu’il se décline en jeux vidéo. Les cours de dessin manga connaissent eux aussi un gros succès, les enfants ne résistant pas à la tentation de copier les traits si expressifs de leurs héros. Enfin, tous les fans de manga se retrouvent chaque année à la Japan Expo, l’un des plus gros salons de France et d’Europe, qui a accueilli plus de 250 000 visiteurs en 2019. Un show festif baigné de bienveillance, qui réunit plusieurs générations de fans issues de tous les milieux sociaux. Là réside le succès du manga : d’un côté, un indéniable merchandising ; de l’autre, des histoires et des personnages qui semblent aider nos enfants à grandir. Au fond, si on les accompagne, pourquoi les priver de ces immenses plaisirs de lecture ?
©Photos Susie Waroude. Merci à Violette et Félix, qui ont accepté de poser chez Momie Manga.
*Momie Manga, 53 rue Victor-Hugo, Lyon 2e. 04 78 37 04 92. Vous pouvez suivre leur compte Instagram
**Espace Lyon-Japon, 16 rue Bellecombe, Lyon 6e. 09 54 82 12 72. espacelyonjapon.com.
Cours de dessin manga : 1h30 chaque semaine (540€ l’année) ou en stage d’une semaine pendant les vacances (238€ les 5 après-midi).